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  • Degrelle – Hergé, même combat ! (5)

    Le Sceptre d’Ottokar

    Il ne manque pas, dans l’œuvre de Hergé –surtout dans Quick et Flupke–, de dessins caricaturant Mussolini ou Hitler (ainsi d’ailleurs que n’importe quel dirigeant politique français ou britannique : voir, par exemple, Tintin mon copain, p. 34). Mais c’est surtout Le Sceptre d’Ottokar, (publié dans Le Petit Vingtième dans les années critiques 1938-1939) que l’on brandit pour prouver l’incompatibilité entre Hergé et le nazisme : le conflit borduro-syldave évoque l’Anschluss, les Bordures se servent d’avions « nazis » Heinkel HE 118 et le méchant chef de la Garde d’Acier (démarquage de la Garde de fer du « fasciste » roumain Codreanu) s’appelle Müsstler, nom associant Mussolini et Hitler : pouvait-on faire plus antinazi, et ce, en pleine « drôle de guerre » ?

     

    On ne peut certes que constater que les vilains Bordures ressemblent à des nazis : « à l’époque, c’est bien entendu l’Allemagne qui était visée », déclare Hergé à Numa Sadoul (Tintin et moi, p. 129). En cela, Hergé manifeste simplement qu’il est aussi le produit de son époque et de la société dans laquelle il vit. Société dont les opinions sont bien sûr également modelées par la presse qu’elle lit. Et à cette époque, la presse (y compris catholique) était unanimement aussi bien antihitlérienne qu’antibolchevique. Degrelle lui-même avait consacré un numéro spécial de Soirées contre Hitler dès le 12 mai 1933. Et par la suite, son hebdomadaire a continué d’éreinter le Führer et son régime pendant une grande partie de 1934 et 1935 (20 juillet 1934 : « La terreur hitlérienne, reportage hallucinant »)… Il faudra attendre l’entrevue avec Hitler du 26 septembre 1936 pour que le Degrelle de Prière à Notre-Dame de la Sagesse ne voie plus guère d’incompatibilité avec le Hitler de Mein Kampf avant de devenir définitivement le Degrelle de Hitler pour mille ans !

     

    32 Soirées 1933 05 12.jpegPremier numéro spécial de Soirées sur Adolf Hitler, peu après son accession au pouvoir. Un an plus tard, le ton sera beaucoup plus agressif. Après la défense désespérée de la politique de neutralité face à l’Allemagne et aux alliés franco-britanniques, l’hostilité au régime national-socialiste culminera lors de l’invasion. Le Pays réel titrera en grandes capitales sur toute sa première page, encadrant un grand portrait du roi Léopold III : « Un crime. L’Allemagne attaque la Belgique. […] Rex au service de la Belgique. […] Vive la Belgique ! Vive le Roi ! Vive Léon Degrelle ! » A ce moment, le député Léon Degrelle était déjà incarcéré et soumis à l’arbitraire de la Sûreté de l’Etat belge (voir ce blog aux 30 avril et 6 mai 2017)…

     

    Et si Hergé n’alla peut-être pas si loin, remarquons néanmoins que la détestation unanime de la presse de l’époque manifestée pour Hitler et le national-socialisme ne l’empêcha pas, à la même époque que le Sceptre d’Ottokar, de critiquer le refus des offres de paix de Hitler dans des planches spectaculaires où Flupke montant la garde à la frontière est remplacé par un sourd-muet pour rendre inaudibles et inefficaces les propos amicaux d’un Führer qui s’en repart découragé, ni de publier, en 1939, la série antibelliciste de Monsieur Bellum (voir Tintin mon copain, pp. 58 et 60-62)… A ce propos, nous ne pouvons passer sous silence l’interprétation délibérément mensongère de celui qui se présente comme un « hergéologue distingué », Philippe Goddin, larbin en chef de la Fondation Hergé, chargé du lissage politiquement correct de l’image de Hergé. Contre toute vraisemblance, il n’hésite pas à présenter cette planche destinée à l’hebdomadaire Vers le Vrai de son ami d’enfance Julien De Proft (condamné à deux ans de prison par les tribunaux d’épuration) comme un acte hostile à Hitler : « Un vétéran belge de la Grande Guerre juge plus prudent de remplacer son jeune compatriote, qui n’est autre que Flupke, par un sourd-muet, moins exposé à la propagande de cet inquiétant Führer » (Philippe Goddin, Hergé, Lignes de vie, p. 197 ; ce tricheur multipliera ainsi les contresens en réinterprétant tous les engagements de Hergé pour s’efforcer de les désamorcer, ainsi, par exemple, du sens pourtant limpide de L’Etoile mystérieuse, p. 292 : «Certains iront jusqu'à assimiler la bannière étoilée du Peary à un gage donné aux Allemands. Une vue contestable [...]. Le gouvernement des Etats-Unis n'est impliqué ni de près ni de loin dans l'histoire. »).

     

    Mais revenons au Sceptre d’Ottokar pour y découvrir que ce n’est pas tant l’essence du national-socialisme qui y est dénoncée (dont le culte de la beauté et de la nature eût dû séduire Hergé), mais plutôt les emblèmes, organisations, saluts,… si faciles à caricaturer. Et d’ailleurs, nous affirmons que ce faisant, Hergé dénonce tous les « régimes aveuglément dictatoriaux » mis dans le même sac : « La Bordurie est clairement un régime fasciste [mais] la Bordurie est tout simplement un état policier, c’est tout. Et je suis contre les états policiers, point » explique-t-il aux journalistes de Humo (11 janvier 1973, p. 21). C’est d’ailleurs ainsi qu’il faudrait lire le nom du despote Müsstler un peu autrement que le précise Hergé à qui on reproche à ce moment ses prises de positions anticommunistes : Müs-st-ler, pour Mussolini, Staline et Hitler. Hergé cherche en effet alors à se dédouaner dans ses interviews à Humo ou à Numa Sadoul : « le mauvais du Sceptre d’Ottokar ne s’appelle-t-il pas Müsstler, combinaison évidente de Mussolini-Hitler ? » (Numa Sadoul, Tintin et moi, p. 129). Mais dans son interview aux néerlandais Heinemans et Van Impe, il supprimera encore un dictateur, rendant complètement caduc son jeu de mots : « Mon “Müsstler” dans Le Sceptre d’Ottokar , c’est Mussolini » (Elsevier, 22 décembre 1973, p. 155)…

     

    De même qu’on fait toujours semblant d’oublier que si la Garde d’Acier évoque sans doute la Garde de Fer –le mouvement nationaliste roumain–, son antenne syldave, le ZZRK, porte, elle, un nom aux relents bien soviétiques : Zyldav Zentral Revolutzionär Komitzät ! Quelque dix ans après la guerre, dans l’Affaire Tournesol, la Bordurie sera d’ailleurs clairement identifiée à un état stalinien, avec les moustaches du Petit père des peuples comme emblème national.

     

    Parlant de son essence, il faut bien convenir que le national-socialisme est avant tout une éthique de vie et même une esthétique de vie où le destin personnel ne s’accomplit qu’en communion avec et pour les siens. À partir de là, on comprend mieux la démarche de Hergé : son opposition au régime bordure qui a des allures nazies dans Le Sceptre d’Ottokar alors qu’il devient plus clairement soviétique dans L’Affaire Tournesol, ressortit davantage à la dénonciation de toute dictature imbécile où ne peuvent exister ni épanouissement individuel ni justice sociale (voir, dans la conclusion Comment rester Tintin sans Léon Degrelle, ce que Hergé illustrera dans les Picaros). C’est également ce qu’avait manifestement compris la censure allemande lorsqu’elle signifia à l’auteur du Sceptre qu’elle avait bien saisi ses intentions profondes (voir plus loin le sujet La tragédie de la « libération »).

     

    Le gommage des traits antisémites

    À l’appui de la rupture radicale qu’aurait opérée Hergé avec ses « péchés de jeunesse », on a relevé con amore la saga impressionnante des « corrections » supprimant les gags mettant en scène des juifs, changeant les noms à consonance sémitique, réécrivant, redessinant ou modifiant tout ce qui pourrait encore donner prise à l’infamante accusation de racisme (voir Tintin mon copain, pp. 150 sv.). Cette course au politiquement correct rendant toujours plus incolores, inodores et insipides les aventures de Tintin a cependant souffert deux exceptions notables.

     

    La première concerne l’absence de suppression (ou de correction) d’une caricature antisémite évidente. Il s’agit d’un dessin de L’Oreille cassée (voir Tintin mon copain, p. 81) où on voit le boutiquier d’un magasin de brocante présenter toutes les caractéristiques caricaturales du juif : nez crochu, dos voûté, barbe, calotte, lorgnons et les mains qui se frottent de plaisir à la perspective d’une bonne affaire (sans parler de l’accent yiddish : « Ah, voui !... »). Ce juif-ci est resté inexplicablement intact, depuis sa première publication dans Le Petit Vingtième, le 21 janvier 1937, jusqu’à ses plus récents tirages d’aujourd’hui !

     

    33 LD T-shirt Tintin Copain.jpgAutre exception, d’un tout autre genre puisqu’il s’agit d’une création originale, véritable « hyperbolisation » du trait juif le plus brocardé, –l’imposante protubérance nasale !–, présentée en une hilarante séquence au second degré et qui nuance de manière surprenante cette autocensure que l’on croyait devenue automatique chez le Hergé d’après-guerre.

     

    Il s’agit du fameux épisode du « nasique » de Vol 714 pour Sidney (p. 42), publié en 1967. On y voit les « méchants » Allan et Rastapopoulos en embuscade dans la forêt indonésienne et surpris par un singe au gros nez mou, le nasique. Effrayé, le singe s’enfuit sous les sarcasmes d’Allan : « Oh ! un… truc, un… chose, un… un nasique ! C’est ça, un nasique !...Ha ! ha !... Regardez-le détaler comme un lapin ! Quel pif !... Non mais, quel pif !... vous avez vu ce pif ?!... Il me rappelle vaguement quelqu’un… Mais qui ?... » A ce moment, Allan, décomposé, croise le regard furieux de Rastapopoulos avec son gros nez sémitique !

     

    Mais Rastapopoulos est-il juif ? Certains ont prétendu que l’affairiste grec Aristote Onassis lui aurait servi de modèle, au moins dans cette aventure de Tintin où il reçoit sur son yacht luxueux la cantatrice Bianca Castafiore, tel Onassis invitant la « jet-set » internationale à bord du somptueux Christina, avec surtout une certaine Maria Callas…

     

    D’autres insistent sur une lettre de 1973 dans laquelle Hergé présente son personnage comme suit : « Rastapopoulos ne représente exactement personne en particulier. Tout est parti d'un nom, nom qui m'avait été suggéré par un ami ; et tout s'est articulé autour de ce nom. Rastapopoulos, pour moi, est plus ou moins grec levantin (sans plus de précision), de toute façon apatride, c'est-à-dire (de mon point de vue à l'époque) sans foi ni loi ! ... Un détail encore : il n'est pas juif ! » (Benoît Peeters, Hergé, fils de Tintin, p. 105)

     

    Le « détail » a son importance car il contredit tout ce qui précède et qui caractérise traditionnellement le juif dans la caricature : apatride, sans foi ni loi… La parenthèse « (sans plus de précision) » qui s’applique à « grec levantin » empêche de préciser qui le terme « levantin » désigne. C’est-à-dire la population non musulmane de l’Empire ottoman, principalement juive. Et levantin juif n’exclut bien sûr pas d’être « plus ou moins » d’origine grecque (comme Onassis, originaire de Smyrne !)… D’où la nécessité du détail rédempteur : « il n’est pas juif ! »

     

    On le voit : cette explication de Hergé sent l’embrouille, et pour cause : il s’agit d’une réponse (10 novembre 1973) au courrier d’un lecteur de l’hebdomadaire Tintin (Benoît Peeters, Hergé, fils de Tintin, p. 105, n. 1). Passé maître, depuis l’épuration de 1945, dans l’art du camouflage, Hergé a l’habitude de noyer le poisson, comme lorsqu’il répond, en 1961, à un autre lecteur qui lui demandait « Comment vous voyiez-vous il y a 15 ans ? » , c’est-à-dire en 1946 : « Conscient de l’importance de la question, je désire que nos lecteurs profitent de l’expérience que j’ai acquise dans ce domaine. Pour me voir, j’ai toujours utilisé, il y a quinze ans comme aujourd’hui, et avec d’excellents résultats, un appareil extrêmement ingénieux qu’on nomme “miroir” » ! (Tintin mon copain, p. 177)

     

    34 Vroylande Contes.jpgBien qu’il fût illustré par de magnifiques dessins de Hergé, ce recueil de Fables de Robert de Vroylande (Styx, 1941) ne connut jamais de réédition (à part un fac-simile en trente exemplaires publié par l’Association des Amis de Hergé du Canton de Vaud, en 2005). Et ce, à cause du seul conte Les deux juifs et leur pari décrété antisémite. Rappelons que le très catholique Robert du Bois de Vroylande, après avoir été rédacteur en chef de Rex en 1934-35, rompit avec Léon Degrelle engagé contre les « banksters » du Parti catholique et fit paraître en 1936 les pamphlets rageusement impuissants Quand Rex était petit et Léon Degrelle pourri. Du coup, la bien-pensance d’aujourd’hui n’hésite pas à imputer de manière diffamatoire à Léon Degrelle l’arrestation, la déportation et la mort en camp de concentration allemand en 1944 de l’opposant Robert du Bois de Vroylande, décoré de la Croix du Prisonnier politique à titre posthume…

     

    Pour autant, jamais Hergé n’avait mis en évidence avec une telle insistance le trait physique juif le plus caricaturé : son nez ! Et il le fait par un gag le comparant à l’appendice d’un primate ! Est-ce pour exonérer Rastapopoulos de sa judéité ? On nous permettra d’en douter car l’animal est justement un « nazi-que » : le nom seul, par antiphrase, suffit à évoquer le juif ! Et il est d’ailleurs plus que probable que ce soit le nom même de l’animal (qu’Allan prend soin de répéter à son « patron ») qui a inspiré cette séquence du plus haut comique !

     

    À l’appui de cette conviction, rappelons que, lorsqu’il faisait parler des étrangers fantaisistes (Syldaves, Arumbayas,…) ou lorsqu’il donnait des noms de fantaisie à ses héros: l’émir Ben Kalish Ezab [jus de réglisse] ou le cheikh Bab El Ehr [radoteur] dans Tintin au pays de l’or noir, Endaddine Akass [et ça dans ta caisse] dans Tintin et l’Alph-Art, etc., Hergé utilisait le marollien, dialecte bruxellois uniquement compréhensible par ses lecteurs de la capitale belge. Et, en flamand de Bruxelles, « Nazike » signifie « petit nazi » (à propos du marollien dans l’œuvre de Hergé, voir aussi Tintin mon copain, p. 6)…

     

    Qu’on nous permette enfin de préciser que les traits sémitiques de Rastapopoulos soulignés dans cette séquence au second degré sont comme par hasard associés à un redoutable bankster (président d’une hollywoodienne Cosmos Pictures dans Les Cigares du Pharaon, trafiquant d’opium dans Le Lotus bleu, trafiquant d’armes et d’esclaves dans Coke en Stock, etc.) : dans Vol 714 pour Sydney, ce redoutable chef de gang, gêné « de ne plus être milliardaire », a décidé d’enlever « un célèbre milliardaire », trouvant « plus simple et plus rapide de prendre une partie » de sa fortune… (pp. 3 et 20).

     

    Pareille association est d’ailleurs récurrente dans l’œuvre de Hergé qui, dès Tintin au Congo, y pourfend systématiquement l’impérialisme américain, à l’instar d’un certain Léon Degrelle. L’identification des dirigeants de banques ou de multinationales américaines avec des personnages sémitiques culminera, comme chacun sait, dans L’Etoile mystérieuse où Tintin, mandaté par le « Fonds Européen de Recherches Scientifiques » mettra en échec les manœuvres de la banque américaine Blumenstein/Bohlewinkel (lire le chapitre « L’ennemi : l’impérialisme américain », in Cristeros, pp. 70-75).

     

    Nous conclurons ce chapitre en rappelant la réponse de Hergé aux accusations récurrentes de racisme et d’antisémitisme : « Quand est-ce qu’on va enfin bien vouloir voir ce que le plus petit enfant voit : que tous ces albums sont, de a à z, des caricatures. Les Noirs et les Jaunes et les Peaux-rouges et les Juifs et les Arabes ont tous des traits exagérés et sont laids à faire peur, d’accord. Mais regardez un peu aussi les figures de Blancs : ils n’ont quand même pas l’air plus beaux pour un poil ! Et alors, on me fout dans les pattes que les méchants de l’histoire sont noirs ou juifs ou n’importe quoi. Mais sacrebleu ! Qu’ils comptent une fois combien de mauvais blancs se baladent dans les albums de Tintin ! Rastapopoulos, c’est un brave homme, sans doute ? Et le colonel Boris, Dawson, les frères Loiseau, Miller, le docteur Müller, Allan Thompson, Alfred Halambique, Bohlwinkel et tant d’autres : tous de braves blancs sans doute ? Dans mes histoires, je ne m’intéresse pas aux races, mais aux gens. Comment est-ce que Tintin pourrait vivre une aventure à l’étranger si n’y habitaient pas des gens de l’endroit ? Ces types voudraient peut-être que l’Amérique du Sud ou l’Inde soit remplie de Blancs ? Je trouve toutes ces insinuations parfaitement dégoûtantes ! » (Humo, 11 janvier 1973, p. 24).

     

    Nous remarquerons, au passage, la candeur de Hergé qui évacue l’accusation d’antisémitisme en rangeant simplement les « méchants juifs » parmi les « méchants blancs »… Comme si cela allait suffire aux censeurs de l’inexpiable !

     

     A suivre