"Rodéo à Tcherkassy" par Georges Thonon.
Novo-Buda est orienté nord-sud.
Il avait été pris par les Russes lors de l'encerclement de Tcherkassy en février 1944. Pour dégager la sortie, il fallait reprendre Novo-Buda.
La localité fut reprise de nuit et les premières lignes prises à l'arme blanche par le 103e régiment de la 72e Division d'infanterie. La vague d'assaut pénétra rapidement au cœur du village où le restant des troupes russes surprises en pleine nuit se défendit en un combat âpre mais désordonné. Nous devions assurer la relève des troupes de Kastner qui avaient pris le village. Une période de dégel brusque avait transformé le sol en marécage avec 30 centimètres de boue sur fond de sol gelé et glissant. Nous sommes montés de nuit en pataugeant vers ce charmant Eden, dans l'obscurité du treize février naissant. La Sturmbrigade était réduite à un très maigre bataillon, à l'armement et aux munitions réduites par les combats précédents qui s'étaient succédé sans interruption.
Le cercle s'était réduit autour de nous, la situation semblait sans issue et l'endroit sentait furieusement la mort. Les soldats que nous relevions étaient nerveux et pressés de partir comme s'ils pressentaient la tornade. Vers le sud, en direction de Morency, on entendait un grondement de moteurs qui allait grandissant...
Novo-Buda est étiré en long suivant un axe nord-ouest/sud-est, comme les positions des aiguilles d'une montre à dix heures vingt. Lorsqu'on survole Tcherkassy à l’aide de Google-Earth, on voit que le village est perché sur une légère éminence comme une jambe prolongée d'un pied tendu. Ma compagnie, la troisième, avait pris position avec des éléments de la quatrième sur la « Plante du pied ».
Devant et autour de nous, le Ve Corps Blindé de la Garde commandé par Romistrov et les Cosaques du Ve Corps de Cavalerie de Sélivanov se préparaient à réinvestir le village. Pas tous, bien sûr, mais pas mal d'entre eux. Quant aux Cosaques qui avaient lâché Novo-Buda, ils allaient y être ramenés par la peau du cou...
Devant Novo-Buda s'étend actuellement une plaine qui jusqu'à l'horizon est couverte de cultures diverses.
Le 13 février 1944 la plaine était couverte d'une épaisse couche de boue où tout fantassin restait englué. Pas question d'y progresser à l'allure de la charge ! Derrière nos positions dominant la plaine, les premières maisons étaient à cinquante mètres. Les Russes avaient laissé des victuailles et nous étions en train de confectionner une omelette lorsque l'homme de garde surgit en rugissant: « Ils arrivent ! »
En même temps que lui étaient arrivés plusieurs obus, prélude à un bombardement dru qui se poursuivit. Adieu veaux, vaches, cochons, omelette; voilà plusieurs jours que nous ne mangions plus que de la cassonade et de la neige...
Le propriétaire des œufs venait reprendre son bien...
Au bout de la plaine, les chars du Ve Corps de la Garde arrivaient; avec des grappes de fantassins dessus et, entre les chars, les Cosaques de Sélivanov chargeaient à cheval. J'ai commencé à compter les chars, ils étaient plus de vingt. Ils arrivaient à la vitesse maximum permise dans cette gadoue… les cavaliers aussi.
Autour de moi, mes hommes avec une M.G 42, munie de deux bandes de cartouches (!) et des fusils. Moi, il me restait trois chargeurs pour ma mitraillette...
A dix mètres à gauche et en contrebas, Romeyer, sa mitrailleuse sur affût et une caisse de munitions...
Etant donné ce qui arrivait et ce qui nous tombait sur la tête, nos chances de tenir et de rester en vie dans les prochaines minutes étaient minimes, très minimes. L'heure ultime avait probablement sonné.
Romeyer avait ouvert le feu efficacement, surtout sur les Cosaques à cheval dont la charge était suicidaire J'ai admiré le calme et la précision de ce garçon. J'avais crié à mon mitrailleur de n'ouvrir le feu que sur mon ordre. En face, le rouleau compresseur arrivait à fond de train, on allait se faire écrabouiller; le spectacle était grandiose; maigre consolation avant de mourir ! Je suis incapable de dire combien de temps ils ont mis pour arriver au pied de la pente. Un peu avant, les hommes ont sauté des chars; c'est à ce moment que j'ai crié à mon mitrailleur d'ouvrir le feu : fallait pas les gaspiller nos précieuses cartouches !...
Les chars avaient ouvert le feu à fond, un feu d'enfer tonitruant nous claquait aux oreilles, les Russes arrivaient en masse en gueulant « Hourra ! hourra ! ». Chez nous les hommes tombaient sans un mot pour l'éternité ou se tordaient en hurlant.
En face aussi.
Mon dernier chargeur s'est vidé au moment où un Russe tirait Romeyer de son trou ! Le Russe m'a crié « Iti Souda » Ici, viens... Il tenait Romeyer d'une main et sa mitraillette de l'autre. A part Romeyer et moi; plus personne. J'ai décampé jusqu'à la première maison. Comme il tenait sa mitraillette d'une main le « gentil » Russe m'a manqué...
Au fil des heures, la localité s'était remplie des trains d'équipages des troupes en retraite. Le village était plein et les chars T34 en train de monter la pente allaient se livrer à un carnage effrayant. Le T34 avait une vitesse de pointe de 55 km/h, un canon de 75 ou 85 mm, une mitrailleuse coaxiale et une de capot de 7,62 mm. Il pouvait tirer 56 obus et 2394 cartouches. Malgré ses 31,5 tonnes il était d'une maniabilité exceptionnelle, ce qui transformait les combats rapprochés en rodéo de haute voltige.
C'est à très courte distance et à condition de connaître ses angles morts que l'on risquait le moins. Le tout était d'arriver jusque-là. On y arrivait difficilement.... Il allait faire une démonstration de ses capacités destructrices. J'ai retrouvé une partie de mes hommes à la première isba où nous avons tenu un temps, le temps que les chars montent la pente.
A partir de là, ce fut la débandade générale coupée de combats ponctuels et de rodéos locaux avec les chars. Un des chars assurant notre protection faisait marche arrière à toute vitesse. Il bouscula M. qui essayait de monter dessus. Sa jambe passa sous la chenille, mais vu l'épaisseur de boue il se releva miraculeusement sans dommage. Un officier a sauté à cheval et est parti au triple galop vers l'arrière; je n'ai pas eu le temps de le reconnaître. Trois des cinq canons anti-char de 75 mm auraient été détruits après avoir éliminé chacun un char...
Un obus serait tombé sur l'isba où se trouvait l'Etat-major, entre autres Lippert et Degrelle. Ce dernier aurait pris une partie du plafond sur la tête ! A partir de là, nous avons joué à « cache-cache» avec les chars. La partie fut confuse cruelle et destructrice !
Je cite pêle-mêle au gré des souvenirs.
Un char au train, nous tournons autour d'une isba et nous précipitons à l'intérieur; le char tourne derrière nous, trop tard, et nous rate de peu. Il tire un coup de canon à bout portant, l'obus passe de part en part sans éclater ! Rageur, le char pivote sur lui-même et enfonce le mur en marche arrière, nous, nous plongeons par la fenêtre. Les murs sont en torchis, pas en briques et ciment, d'où la tactique du bulldozer...
Une mitrailleuse embusquée dans une isba ralentit l'avance des fantassins; un char tire un obus dans la maison. Silence. Quelques morts dans la maison. Une minute plus tard, départ d'un Panzerfaust d'une maison voisine qui détruit le char: quatre morts dans le char... La maison encaisse un obus tiré par un char voisin; la maison s'écroule sur ses occupants.
Un char passe à côté de moi et tourne dans une cour où il renverse un camion et écrabouille deux charrettes. A la seconde charrette, il reste coincé entre un mur de soutènement et les débris de la charrette; le timon est coincé dans le chemin de roulement des chenilles. Le moteur hurle ; marche avant, marche arrière. Un cheval encore entravé essaye de se dégager, à moitié debout sur le char, il tambourine des pattes avant sur la coupole.
Voilà un T34 offert sur un plat d'argent ! Hélas je n'ai plus de Panzerfaust... Derrière, on crie: « Panzerfaust nach vorne ! » Panzerfaust en avant ! Et miracle, le Panzerfaust arrive. Il s'arrête à l'Allemand derrière moi, merde !
Situation: à trois mètres devant, le T34, à trois mètres derrière le tireur. Il s'agenouille, relève la barrette de visée et épaule l'engin. Je me fais aussi plat qu'une limande, nez dans la boue; presque simultanées: explosion de départ et explosion fracassante du char. Lorsque je relève le nez, la tourelle, le cheval et le toit de l'appentis ont disparu. Je suis chassé par les flammes de l'incendie; en passant, je fais un poing au tireur. Celui-ci me dit en riant quelque chose que je ne comprends pas, je suis toujours assourdi par l'explosion.
J'ai perdu l'occasion de me vanter pendant soixante ans (au moins !) d'un haut fait d'arme ! C'est bien fait pour ma modestie (légendaire) et mon manque de courage: fatigué, j'ai semé la veille un Panzerfaust que je trimballais depuis huit jours...
Dans la rue à coté, un second char encaisse un Panzerfaust. Explosion, gerbe de feu de métal fondu; le char fait un bond sur place mais ne flambe pas. Dans le blindage de la tourelle, l'impact a fait un trou rond de 15 cm. A l'intérieur les trois hommes sont morts, de l'explosion et de la gerbe de métal fondu qui les a transpercés... La charge est une charge creuse en forme d'entonnoir coiffée d'un dôme rond qui s'aplatit sur l'objectif. Le détonateur provoque l'explosion. La puissance est conjuguée au centre du cône et envoyée vers l'avant.
Peu après, je récupère une bonne moitié de mes hommes. On dirait qu'ils ont retrouvé le sauveur; hélas, je ne fais pas de miracles et la partie n'est pas finie.
Pour le moment, nous avons reculé jusqu'à la moitié du village, à trois cents mètres du kolkhoze. Derrière nous, à gauche, une des pièces de Pak encore en état, plus pour longtemps.
Nous sommes en terrain découvert, aucune protection. Devant mon nez, des choux, ô ironie, des choux de Bruxelles ! Et voilà qu'un de ces maudits chars s'amène sur notre gauche. Il se méfie et avance lentement; depuis un certain temps, finie la corrida: ils nous tirent à distance, hors portée de Panzerfaust. Il nous a repérés car sa tourelle se tourne vers nous. Puis son canon nous ajuste, ainsi que la mitrailleuse. C'est le moment de dire une dernière prière... Il avance toujours, lentement; le suspense se prolonge.
Et voilà que l'engin penche tout à coup à droite: exactement dans l'axe de la marche, il y a un fossé de drainage et sa chenille roule sur le bord. Et voilà qu'il bascule, une chenille bloquée dans le fossé, l'autre qui tourne en brassant l'air. Mes hommes savaient que j'allais faire un miracle, moi pas...
La suite est cruelle, mais c'est la loi du genre. L'équipage est sorti. Il n'a pas atteint le kolkhoze.
Au temps où la plupart de mes compagnons vivaient encore, dès qu'ils sentaient venir l'histoire du « char qui penche », ils me bâillonnaient !
Ceux qui restent me pardonneront, j'espère…
L'épisode suivant est encore une histoire de char. Cette fois, ce dernier est apparu au coin droit du kolkhoze et y est resté en observation.
Entre-temps, nous avions reculé de quelques mètres vers un bouquet d'arbrisseaux. à notre gauche, la pièce de Pak a ouvert le feu et touché le char. Un homme de l'équipage est sorti et a essayé de se cacher dans le kolkhoze d'où il est ressorti, car ce dernier brûlait.
Presque simultanément la pièce a été touchée par plusieurs obus qui ont tué et blessé tous les servants. Lippert est passé, droit comme un I. Il était nu-tête ce qui était aussi anormal que s'il était arrivé en sifflotant; je lui ai fait mon rapport. L'échange fut plus long qu'un simple rapport. Habituellement, c'était court et sec: Cette fois, la différence d'échelle avait disparu dans la tragédie: cela sentait la mort et l'adieu.
Qui de nous deux vivrait encore ce soir ? Je lui ai dit qu'un homme venait de se faire tuer par un tireur d'élite à côté de nous. Je ne pouvais pas lui dire: « Monsieur le Commandeur, couchez-vous ! » Il a été tué quelques instants plus tard.
F .Kaisergruber a rencontré l'homme qui commandait les chars à Novo-Buda et pendant la percée. Ils ont attaqué au nombre de 26 et sont partis à 14. C'est cher payé, surtout avec un adversaire qui avait si peu de moyens. Il ne semble pas qu'il avait de la rancune envers Fernand. Si j'ai bien compris, il semblait très ému de rencontrer un revenant… Emu d'oublier l'horreur des hommes écrabouillés ? Ou de retrouver quelqu'un qui avait vécu le même drame, et cela au-delà du fossé de la guerre ?
A part Lippert, et Denie le soir, je n'ai vu aucun membre de la hiérarchie le 13 février.
C'est bien plus tard que j'ai compris pourquoi Lippert n'avait pas de casquette: elle devait se trouver sous les gravats de l'isba de l'Etat-major. On raconte qu'en tombant blessé à mort, il aurait remis sa casquette tombée à terre avant de mourir... C'est faux, à moins qu'il n'ait ramassé un couvre-chef à sa taille dans les choux de Novo-Buda après notre rencontre.
Nous sommes restés trois jours à Novo Buda. Le terrain perdu a été repris au milieu de l'après-midi du 13. Dans la soirée, la 3e Cie a quitté le village pour y revenir le lendemain matin mais du côté nord-est. Les chars avaient disparu, mais nous avons été arrosés par les orgues de Staline et l'artillerie. De plus, dès qu'on bougeait, on se faisait tirer dessus.
Lorsque nous avons quitté Schanderowka, le 16 février au soir pour la percée, il ne restait plus qu'un peloton de la troisième compagnie.
Lucien Lippert et Léon Degrelle en Juillet 1943.