In memoriam Stéphane Steeman (1932-2015), collectionneur de Hergé et de… Léon Degrelle.
C’est le vendredi 23 janvier 2015 que l’humoriste Stéphane Steeman (82 ans) est décédé à l’hôpital de Fréjus où il avait été admis trois semaines auparavant pour des problèmes cardiaques.
Tout le monde connaît suffisamment sa brillante carrière de comédien-imitateur (rappelée d’ailleurs en long et en large par tous les médias) pour que nous n’y revenions pas.
Pour nous, Stéphane Steeman fut surtout celui qui accepta l’invitation de Léon Degrelle, désireux de lui faire relire son manuscrit « Tintin mon copain » et qui se rendit à Malaga en octobre 1991.
Nous pouvons dire aujourd’hui que Steeman en eut bien du mérite car il éprouvait une terrible aversion physique pour l’avion: malgré ses comprimés de Valium, il effectua un vol effroyable, recroquevillé dans son fauteuil et tremblant de tous ses membres. Mais l’envie de rencontrer et connaître personnellement une figure historique telle que Léon Degrelle, qui plus est intimement liée à son idole Hergé, lui permit de tout supporter.
Et la rencontre fut mémorable, Léon Degrelle venant ouvrir lui-même la porte de son appartement et donnant spontanément une vigoureuse et amicale accolade à son visiteur intimidé, avant de lui faire les honneurs de sa demeure: les dix glorieux drapeaux de la Légion Wallonie ramenés des combats du Front de l’Est, la croix de Chevalier de la Croix de Fer et les Feuilles de Chêne gagnées lors de la percée victorieuse de Tcherkassy et dans les formidables combats d’Estonie, le portrait dédicacé du Führer, les portes mauresques ouvrant sur le bureau de travail entouré par une impressionnante bibliothèque d’ouvrages historiques et artistiques, la magnifique collection de plats andalous anciens, les précieux azulejos, les bois polychromes médiévaux, les tableaux religieux et mythologiques de la Renaissance, le primitif flamand, la terrasse ombragée décorée de marbres romains et, enfin, les rafraîchissements –Xérès, whisky on the rocks– qui attendaient les futurs amis…
Car ce qui liait déjà ces deux parfaits inconnus l’un pour l’autre ne pouvait que les ouvrir l’un à l’autre puisqu’il s’agissait de la précieuse amitié qui les avait attachés à la personne d’exception que fut le jeune Georges Remi pour Léon Degrelle, le célèbre Hergé pour Stéphane Steeman.
Il faut dire que l’intérêt de ce dernier pour le Volksführer der Wallonen ne datait pas de la veille comme en témoignait, par exemple, l’exemplaire de La Guerre scolaire qu’il présenta à son expo Tout Hergé et qui était signé à la fois par son auteur et par son illustrateur. S’étaient-ils donc déjà rencontrés ? Que nenni : Steeman profitait en fait des visites de Paul Jamin (le Jam du Pays réel et l’Alidor de Pan, puis de Père Ubu) à son ami exilé pour lui faire signer sa collection quasi complète des œuvres degrelliennes ! C’est dire qu’il ne fallut guère insister pour que le docteur ès tintineries acceptât de lire en avant-première Tintin mon copain et de rencontrer son auteur. Le récit des aventures communes et parallèles des deux amis qui se connurent au quotidien Le Vingtième Siècle et qui s’engagèrent chacun selon son tempérament au service de l’Europe nouvelle ne pouvait en effet que passionner celui qui se voulait le spécialiste le plus exhaustif du maître de la « ligne claire » !
Le malheur voulut qu’un correspondant de Pan reconnût le couple improbable d’amis en promenade à Puerto Banus, le luxueux port de plaisance de Marbella, et, en lançant son scoop, provoquât un véritable séisme médiatique (Steeman qui a collectionné toutes les coupures de presse de l’affaire en estimait le poids total à 2,5 kg !).
Au départ, l’humoriste réagit avec un bon sens naturel: « Degrelle n’est tout de même pas un monstre; il faudrait commencer à oublier un peu […] en 1935-36, 60% des Belges étaient pour Degrelle qui dénonçait les politiciens, dont certains étaient des crapules »…Mais il fut rapidement submergé par le tsunami de haine dont une des plus extraordinaires manifestations fut sans doute l’anathème lancé par un certain André Weiss, président d’une Ligue contre la censure: « […] J’espère que la Belgique te refusera ses caméras et ses planches pour rehausser l’honneur de nos héros que tu as bafoués » !!!…
Steeman se sentit dès lors contraint d’aménager l’histoire de manière à se donner un rôle plus positif: « Admirateur et défenseur d’Hergé (peut-on me le reprocher ?), je n’ai pas corrigé le livre de Degrelle. J’ai tout tenté pour qu’il ne récupère pas le personnage de Tintin, à qui il s’identifie en se racontant. Ce qui donnait notamment un chapitre intitulé Tintin chez les nazis. Mon sang n’a fait qu’un tour et j’en ai fait un autre, rapide, en Espagne. Bien sûr, il connaissait ma collection, il savait que j’étais le premier collectionneur de Hergé. Il lit les journaux. Je n’avais jamais rencontré Degrelle. Je n’épousais évidemment pas ses idées.
Comment peut-on me traiter de révisionniste, écrire de telles méchancetés sur mon compte; me traîner dans la boue sans savoir ? Jamais, je n’aurais pensé que cette rencontre susciterait un tel tollé. Sinon, me sentant fautif, je ne serais pas sorti, même pendant une heure, avec lui. […] Soyons clair: je n’ai jamais défendu Degrelle, je suis allé le voir pour faire supprimer des passages qui récupèrent Tintin mais non des choses contre Hergé. »1
Soyons également clair: ce n’est pas une heure, mais trois jours que Steeman passa à Malaga et il n’y a pas une seule virgule de Tintin mon copain dont il demanda la suppression ! Il en effectua au contraire une relecture consciencieuse permettant ainsi la correction de fautes de frappe (Victor Meulenijzer pour Meulenjizer,…), d’attention (L’Etoile mystérieuse pour L’Ile mystérieuse,…), de dates de publication des albums, etc. Quant au titre « Tintin chez les nazis », il s’agit de celui de la quatrième partie du livre, intitulée en réalité « Tintin au temps de la croix gammée »…
Cette marche arrière peu glorieuse heurta Louise-Marie, la tendre sœur cadette de Léon, qui lui avait accordé avec feu sa généreuse amitié. Incapable d’aucune méchanceté, elle lui fit connaître avec délicatesse son amertume en lui adressant ce poème pudique:
« Stéphane, je suis émue… Je suis blessée. Peut-être avais-je exagéré Le prix de l’amitié Et sa sincérité… J’ai ressenti une profonde tristesse. J’ai tâté le fond de la détresse. Un geste de douceur Eût consolé mon cœur. Ce geste, tu ne l’as pas fait. Je suis déçue, Je suis blessée. L’estime et la confiance Dont je te parais Sont à présent souvenance Et regret. Je peux te paraître amère, Mais je suis triste… Et c’est mon frère ! »
Léon Degrelle garda cependant toute son amitié à Stéphane Steeman dont il avait apprécié la gentillesse et la compétence, tout en s’amusant des contorsions auxquelles s’était obligé l’humoriste pour se sortir du scandale de sa visite.
C’est ainsi qu’il dédicaça encore, quelques mois avant sa mort, l’opuscule Va-t-on chez nous rôtir les morts ? à son « bien cher Stéphane Steeman », par cette formule-épitaphe:
« Et dire que peut-être, un jour, pour que des ennemis sans pudeur ne les profanent pas, mes restes seront incinérés ! Mais qu’importent les “restes” ! Ce qui compte, c’est le feu de l’esprit qui, lui, ne s’éteindra jamais ! »
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1. Steeman ira même encore plus loin puisque, de manière complètement idiote, il préféra « oublier » la rencontre la plus médiatisée de sa vie dans son livre de souvenirs Inoubliables rencontres (éditions Ciné Revue, 2005) !…